La France et l’Allemagne à l’heure ukrainienne : pour une « nouvelle ère »
Symbolisées par le report d’un Conseil des ministres conjoint, les tensions franco-allemandes de cet automne 2022 se cristallisent sur des désaccords énergétiques et militaires et découlent plus largement de la nouvelle donne géopolitique suscitée par l’invasion russe de l’Ukraine. Il appartient aux deux pays d’adapter leurs positions à cette nouvelle donne, en traitant les problèmes qui leur sont propres autant que ceux qui concernent leur coopération bilatérale.
Les relations Franco-Allemandes sont mises à l’épreuve chaque fois qu’il y a du nouveau à l’Est de l’Europe, au prix de brouilles plus ou moins contenues : « l’Ostpolitik » de Willy Brandt incita ainsi Georges Pompidou à ouvrir les portes de la CEE au Royaume-Uni, en guise de contrepoids dans une forme de « ménage à trois »… ; la chute du mur et la réunification avec l’Allemagne de l’Est conduisirent François Mitterrand à plaider pour la création de l’Union européenne et de l’euro, en obtenant de l’Allemagne qu’elle sacrifie le Deutsche Mark dominant pour réaffirmer son ancrage européen ; l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale imposa un rééquilibrage des pouvoirs de décision consacrant la fin de la parité franco-allemande aux termes du Traité de Nice, âprement négocié par Jacques Chirac et Gerhard Schroeder ; la perspective d’une adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Géorgie et des Balkans déplace d’ores et déjà le centre de gravité de l’UE vers l’Est en renforçant la centralité de l’Allemagne… Cette « orientalisation » de l’Europe et de l’Allemagne constitue une blessure d’amour propre pour les autorités et les élites françaises, mais aussi un défi politique qu’elles doivent relever en redoublant d’humilité et d’inventivité dans leur dialogue avec Berlin.
L’évolution du contexte géopolitique doit naturellement conduire l’Allemagne à s’aviser de ses nouvelles responsabilités bilatérales et diplomatiques. Il est à cet égard fâcheux que la guerre en Ukraine survienne alors qu’une coalition tripartite inédite en soit encore à prendre ses marques à Berlin, au prix de négociations internes d’autant plus chronophages que l’Allemagne doit revoir en urgence nombre de ses mauvais choix stratégiques en matière énergétique et militaire… Cette « introversion berlinoise » a donné lieu à des décisions nationales solitaires et incomprises, et qui ont été d’autant plus mal ressenties compte tenu de la surpuissance économique et financière de l’Allemagne, particulièrement sensible en France ; une telle introversion est sans doute accentuée par le tempérament taciturne prêté au nouveau chancelier, dont l’économie de mots contraste avec le trop plein oratoire de son homologue français. Comme face à la crise pandémique, il est temps que l’Allemagne dépasse cette séquence nationale instinctive et inscrive ses choix dans le cadre d’une stratégie européenne plus cohérente et solidaire, notamment pour lutter contre la hausse des prix de l’énergie (par exemple via l’achat groupé de gaz) et en matière de coopération militaire (via les projets d’avions de combat et de chars de combat du futur).
C’est aussi en France qu’il faut traiter une partie des termes de l’équation bilatérale à résoudre, en délaissant la posture prophétique adoptée par nos autorités depuis le discours de la Sorbonne[1], et qui semble altérer leur capacité prendre la mesure des nouvelles réalités géopolitiques européennes. Si la « géopolitisation » de la construction européenne est conforme aux idées françaises traditionnelles, celle qui s’opère sous nos yeux suite à la guerre en Ukraine conduit surtout à une réaffirmation des USA et de l’OTAN, à un surcroît d’influence de l’Europe centrale et nordique et à une montée en puissance de l’Allemagne, déterminée à réduire peu à peu son déficit diplomatico-militaire vis-vis de la France… Dans ce contexte, la France ne saurait entrainer Berlin et ses voisins en continuant à afficher une forme de distance et d’autonomie vis-à-vis des USA et de l’OTAN et une forme de compréhension vis-à-vis des « humiliations » présumées, passées ou futures, infligées à Moscou… La « souveraineté européenne » promue par Emmanuel Macron ne saurait par ailleurs advenir sans une forme de partage des souverainetés nationales : si Berlin a cédé sur le Mark il y a 30 ans, fut-ce en façonnant les principes et les règles de l’union monétaire, sur quels enjeux Paris est-il disposé à jouer collectif dans ce qui constitue aujourd’hui le « nerf de la guerre » ? C’est sur la base d’authentiques « critères de convergence » en matière diplomatique, industrielle et politique que pourra advenir « l’Europe de la défense » si souvent prônée par Paris, et qui ne saurait se réduire au cavalier seul présidentiel ou à la « France de l’armement »[2] : nos autorités doivent pleinement s’en convaincre, avant d’en convaincre leurs concitoyens et leurs partenaires !
Les tensions franco-allemandes actuelles ne pourront être surmontées que si sont lucidement appréhendés leurs fondements allemands, français et bilatéraux. Nul doute que le 60ème anniversaire du Traité de l’Elysée en janvier 2023 incitera les dirigeants de nos deux pays à un sursaut salutaire, pour leur bien commun comme pour celui de la construction européenne.
Ce post de blog reproduit un article publié par le journal Le Monde le 2 novembre 2022 sous le titre « Les relations franco-allemandes sont mises à l’épreuve chaque fois qu’il y a du nouveau à l’est de l’Europe »
[1] Sur ce défi, voir Yves Bertoncini et Thierry Chopin, Macron l’Européen à mi-chemin : constance et circonstances ? Le Grand Continent, septembre 2022 https://legrandcontinent.eu/fr/2022/09/27/cinq-ans-apres-que-reste-t-il-du-discours-de-la-sorbonne/
[2] Voir Yves Bertoncini Europe de la défense : des critères pour une convergence, Euractiv, Mars 2022 https://www.euractiv.fr/section/politique/opinion/europe-de-la-defense-des-criteres-pour-une-convergence/
Photo : © Rawf8 – stock.adobe.com