Quelles priorités pour l’Union européenne à l’horizon 2030 ?
Les élections européennes des 6-9 juin 2024 ont marqué l’ouverture d’un nouveau cycle politique pour l’Union européenne (UE), appelée à renouveler ses dirigeants et à adopter un nouvel agenda dans un contexte international particulièrement mouvant et adverse.
L’« Agenda stratégique » adopté par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE laisse d’ores et déjà apparaître les grandes lignes du programme de travail susceptible d’être porté par la Commission européenne et sa présidence à l’horizon 2029 – pour peu qu’une majorité des parlementaires européens lui apporte son soutien, puis adopte les mesures nécessaires à sa mise en œuvre, en concertation avec le Conseil des ministres. La sécurité et la compétitivité se dégagent ainsi comme les deux principales priorités de la « copropriété » européenne, qui est par ailleurs appelée à rénover ses fondations (1).
1. Garantir la sécurité du Continent
Longtemps cantonnée aux registres économique, commercial, puis monétaire, la construction européenne a amorcé sa mue sécuritaire au moment de l’adoption du Traité de Maastricht, avant de la rendre plus tangible au milieu des années 2010 face à l’émergence de menaces multiples (de la Russie au terrorisme islamiste). L’invasion russe de l’Ukraine a amplifié cette mutation, en conduisant les Européens à financer en commun la livraison d’armes léthales à Kiev, mais aussi à étoffer la boite à outils dont ils disposent pour se défendre (par exemple en matière de munitions ou de forces d’intervention).
La persistance de la menace russe, en Ukraine et au-delà, devrait contribuer à placer les défis sécuritaires au 1er rang de l’agenda européen à l’horizon 2030, de même que la rémanence du terrorisme islamiste, l’instabilité dans notre voisinage immédiat, de l’Afrique au Proche Orient, ou encore les tensions croissantes dans l’espace indopacifique.
Le retour de la guerre sur notre continent devrait ainsi confirmer la progression des dépenses de défense en Europe, dont l’impact sera d’autant plus fort si les pays de l’UE parviennent à développer davantage de projets communs en matière de technologies et d’équipements militaires (par exemple dans les domaines des drones, des chars et des avions de combat).
Les Européens seront par ailleurs incités à renforcer le « pilier européen de l’Alliance Atlantique », en fonction du verdict des élections américaines de novembre 2024 et à l’aune de l’irrépressible pivot de « Washington » vers la Chine et l’Asie. Ils auront quoi qu’il en soit à renforcer leurs capacités à prendre en charge leur « sécurité collective » dans toutes ses composantes, de l’armement à la coopération policière en passant par les échanges de renseignements, la lutte contre les cyberattaques et les ingérences étrangères ou encore le contrôle et le rejet d’investissements présumés hostiles.
Cette accentuation du traitement européen des défis géopolitiques et sécuritaires est susceptible de colorer l’ensemble de l’agenda de l’UE au cours des prochaines années et de renforcer la promotion d’une forme de « souveraineté européenne », dans le prolongement des orientations adoptées à Versailles au printemps 2022.
2. Renforcer la compétitivité des Européens
La transition écologique a été la priorité de la Commission Von der Leyen depuis 2019, et la lutte contre le changement climatique ou la protection de la biodiversité devraient continuer à mobiliser l’UE pendant le cycle politique 2024-29, y compris pour mettre en œuvre les nombreuses décisions déjà prises. Le durcissement de la concurrence internationale devrait cependant conduire les Européens à mettre davantage l’accent sur leur compétitivité économique, ainsi que sur la réduction de leurs vulnérabilités en matière d’accès aux matières premières critiques et aux technologies propres.
Il devrait là encore s’agir de prolonger des inflexions engagées lors du cycle 2019-2024 : d’une part via la mise en œuvre d’une « politique commerciale ouverte, durable et volontariste », ce que préfigurent par exemple les mesures anti-dumping récemment infligées à des producteurs chinois de véhicules électriques; d’autre part via le développement de davantage d’alliances industrielles et de « Projets importants d’intérêt européen commun »/« PIIEC » mobilisant conjointement entreprises et Etats-membres dans des secteurs stratégiques (semi-conducteurs, quantique, digital, transports, énergie,…), y compris pour réagir à l’activisme des autorités américaines en la matière.
Les dynamiques géopolitiques et écologiques à l’oeuvre pourraient conjuguer leurs effets en faveur de productions et de consommations plus locales, donc continentales, via la mise en œuvre effective du « Plan industriel pour la compétitivité de l’industrie européenne neutre en carbone« . Les décideurs de l’UE devront cependant s’efforcer de trouver un nouvel équilibre entre une ouverture commerciale générant des excédents, des gains de pouvoir d’achat appréciables et des objectifs plus géopolitiques en termes de souveraineté et de sécurité.
Ces premiers ajustements défensifs ont vocation à être complétés par des initiatives plus offensives, misant notamment sur la Recherche-Développement et l’éducation-formation afin de conjurer le décrochage européen constaté en matière de productivité et d’innovation, dans la lignée des préconisations du Rapport élaboré par Mario Draghi. Il va aussi s’agir de mieux soutenir les entreprises de toute taille, en privilégiant des normes nationales et européennes moins lourdes et plus favorables à leur croissance, en leur permettant d’accéder à une énergie décarbonée et bon marché, ainsi qu’aux ressources humaines dont elles ont besoin.
A cet égard, la gestion des flux migratoires vers l’UE devrait elle aussi constituer un enjeu clé du cycle 2024-2029, dans un contexte démographique toujours anémique : les autorités nationales et communautaires devront en effet arbitrer entre le recours à une main d’œuvre extra-européenne nécessaire au bon fonctionnement de nos systèmes économiques et sociaux et les réticences politiques et identitaires générées par l’immigration extra-européenne dans nombre de pays du continent.
3. Rénover la « copropriété » européenne
Le nouveau contexte géopolitique et économique international appelle enfin à rénover les fondements marchands, financiers, géographiques et institutionnels de l’UE.
Promu par le Rapport d’Enrico Letta, l’approfondissement du « marché unique » apparaît comme une ressource-clé afin de tirer un meilleur parti du potentiel de croissance de l’UE, tout en renforçant sa compétitivité au regard de ses grands concurrents. Il s’agira en particulier de remédier au manque d’intégration dans les secteurs de la finance, de l’énergie et des communications électroniques – soit trois types de réseaux dont la disponibilité et les performances sont décisives pour l’ensemble des entreprises européennes.
Le secteur des services financiers fera l’objet d’une attention toute particulière compte tenu de la nécessité pour les Européens d’investir massivement s’ils souhaitent renforcer leur sécurité, réussir leurs transitions écologique et digitale, tout en confortant leur cohésion sociale et territoriale. L’avènement d’une véritable « union des marchés de capitaux » doit contribuer à ce surcroît d’investissement privé et public, au même titre que l’activisme de la Banque Européenne d’Investissement, la gestion flexible des règles européennes sur les déficits, mais aussi l’évolution des règles communautaires sur les aides d’Etat – dont l’hétérogénéité actuelle distord la concurrence entre entreprises et Etats-membres. La nécessité d’investir davantage en commun donnera enfin lieu à d’intenses discussions sur le montant et la structure du budget de l’UE, qui pourrait se voir doter de nouvelles « ressources propres » (par exemple de nature écologique), ainsi que sur le lancement de nouveaux emprunts communs, inspirés de celui émis après la crise pandémique.
L’accélération du traitement des candidatures d’adhésion à l’UE, qu’elles émanent d’Europe orientale ou des Balkans, va également façonner le nouvel agenda de ses décideurs, dès lors qu’ils souhaiteront les stabiliser en les arrimant à notre giron géopolitique. Il s’agira d’une part d’accompagner ces pays dans leur long processus de reprise des normes et standards européens, qui ne débouchera pas forcément à court terme ; il s’agira d’autre part d’ajuster le contenu et l’ampleur budgétaire des politiques communes existantes (notamment agricole et de cohésion), afin que l’UE puisse absorber ces futures adhésions en préservant les intérêts de ses concitoyens.
La perspective de nouveaux « élargissements » de l’UE va enfin nourrir le débat sur l’amélioration de l’efficacité de son système institutionnel, dont la réforme doit aussi faire droit aux aspirations à davantage de participation citoyenne, notamment formulées lors de la « Conférence sur l’avenir de l’Europe ». Il s’agira notamment de s’entendre sur le moindre recours aux votes à l’unanimité entre Etats, le renforcement des pouvoirs de contrôle et de décision du Parlement européen ainsi que sur une transparence accrue des processus décisionnels communautaires. En parallèle, l’UE devra continuer à s’assurer du respect de la démocratie et de l’Etat de droit dans l’ensemble de ses pays-membres, non seulement parce que c’est conforme à ses valeurs mais aussi parce que c’est le fondement de la sécurité juridique à laquelle aspirent ses citoyens et ses acteurs économiques.
Les orientations stratégiques cursivement exposées ci-avant ne deviendront effectives que si un accord politique peut être dégagé à l’issue des négociations entreprises entre les Etats-membres et le Parlement européen, et qui se cristalliseront à l’occasion du vote d’investiture du/de la Président(e) de la Commission à la mi-juillet 2024, puis des membres du collège des Commissaires à l’automne. Elles traduiront une forme de rupture dans la continuité, qui semble en phase avec l’évolution du contexte international, avec les ajustements engagés ces dernières années, mais aussi avec le verdict politique délivré par les élections européennes des 6-9 juin 2024.
Les conservateurs traditionnels du « Parti Populaire européen » demeurent en effet la première force électorale au Parlement européen, avec un peu plus d’un quart des sièges, les sociaux-démocrates la seconde, avec un peu moins de 20%, tandis que les libéraux-centristes reculent de 14% à 11% – soit au moins 56% des sièges à eux trois. Au total, le Parlement européen devrait pouvoir continuer à fonctionner sur la base de majorités à géométrie variable largement façonnées par le PPE, le S&D et « Renew », avec l’appui ponctuel des conservateurs eurosceptiques (en progression, notamment s’agissant des partisans de Georgia Meloni) et/ou des Verts. Cette évolution fera directement écho à celle déjà observée au Conseil de l’UE, puisque des membres du PPE dirigent désormais une douzaine de gouvernements nationaux, alors qu’ils en dirigeaient autant que les Sociaux-Démocrates et les Libéraux centristes il y a quelques années – ce qui facilitera la coopération entre Parlement européen et Etats-membres, en dépit des divergences opposant ces derniers.
Ces prévisions programmatiques sont naturellement soumises aux ajustements qui ne manqueront pas d’intervenir tout au long des négociations inter-institutionnelles du 2ème semestre 2024, puis face à la survenance d’événements internationaux par nature plus imprévisibles. Elles dessinent l’horizon stratégique et opérationnel au regard duquel l’UE a vocation à mobiliser ses forces au cours des prochaines années ; il en va de même des autorités nationales et locales et de l’ensemble des acteurs économiques, sociaux et civiques concernés, s’ils souhaitent se saisir des opportunités et se prémunir des risques générés par notre nouvel environnement politique et géopolitique et promouvoir au mieux leurs intérêts au cours de cinq années s’annonçant décisives pour les Européens.
(1) Ce post de blog reprend un article sur les priorités européennes 2024-2029 publié par la revue « Risques »