Ouvrir l’UE aux pays des Balkans : un défi historique et politique
La crise du coronavirus a largement occulté la décision de l’UE d’ouvrir des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord, qui ravive la perspective d’une « réunification » complète du continent européen. Cette « fumée blanche » doit beaucoup à l’activisme du gouvernement croate, qui préside actuellement le Conseil de l’UE, et a pu surmonter le veto initial d’Emmanuel Macron exprimé à l’automne 2019. Le sommet de Zagreb du 6 mai, qui a réuni les pays des Balkans occidentaux ainsi que les membres et les institutions de l’Union européenne, a confirmé l’ouverture de l’UE aux pays de la région.
Le fait que cette décision d’ouverture soit intervenue immédiatement après que Zagreb a été frappée par un tremblement de terre doit encourager à anticiper les « répliques » politiques qui vont suivre dans de nombreux pays de l’UE, en particulier en France, aux Pays-Bas et au Danemark. Si deux autres pays des Balkans occidentaux ont désormais rejoint la Serbie-et-Monténégro pour négocier leur future adhésion à l’UE, le chemin à parcourir pour atteindre cet objectif est encore long et semé d’embûches.
Dans ce contexte, deux anniversaires symboliques offrent une utile mise en perspective, à la fois géopolitique et historique.
Le 8 mai, alors que les Européens ont commémoré le 75e anniversaire de la fin de la 2nde Guerre mondiale sur leur sol, ils ont été invités à se souvenir que la 1ère de ces guerres « mondiales » (qui étaient avant tout européennes), a débuté dans les Balkans, avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo. Ils se sont peut-être aussi souvenus que l’armistice du 8 mai 1945 a non seulement ouvert la voie à une période de reconstruction et de réconciliation, mais aussi conduit à une division géopolitique du continent tout au long de la « guerre froide », dont l’Europe centrale et les Balkans ont été les principales victimes.
En commémorant le 9 mai le 70e anniversaire de la déclaration Schuman, les Européens ont été invités à mesurer les vertus d’une stratégie de coopération et d’unité qui a créé les conditions politiques et économiques d’une paix durable en Europe occidentale. Mais si la chute du mur de Berlin a permis la réunification de l’Europe occidentale, centrale et orientale au sein de l’UE, elle a également débouché sur un conflit meurtrier dans les Balkans, dont les séquelles sont encore visibles.
C’est désormais au sein de l’UE qu’il faut envisager la destinée de tous les pays des Balkans occidentaux, après l’adhésion réussie de la Slovénie et de la Croatie. Comme les six pays qui restent à nos portes sont entourés d’États membres de l’UE, il ne s’agit d’ailleurs pas tant d’un « élargissement » que d’une « consolidation ». Si l’UE ne demeure pas à l’initiative dans les Balkans, d’autres le feront dans leur propre intérêt, qu’ils soient russes, chinois, turcs ou même américains. Et puisque c’est la voie de l’adhésion qui constitue l’instrument le plus mobilisateur, c’est sur cette voie que nous devons nous engager vis-à-vis des pays des Balkans occidentaux, avec constance et patience.
Ce printemps 2020 étant un moment de commémoration, les Européens se rappelleront peut-être qu’il marque aussi le 15e anniversaire des « non » français et néerlandais au « traité constitutionnel » – qui n’étaient pas sans rapport avec « l’élargissement » de l’UE.
Si ces deux « non » traduisaient un rejet direct de la « Constitution européenne », ils visaient également la possible adhésion de la Turquie à l’UE, ainsi que l’adhésion de 10 nouveaux États membres en 2004, sans débat public substantiel, qu’il soit parlementaire ou référendaire. Nombre des objections à l’élargissement soulevées alors sont toujours d’actualité : concurrence économique et sociale accrue, plus grande hétérogénéité politique et culturelle de l’UE, nécessité d’une plus grande solidarité budgétaire, crainte d’une dilution de l’approfondissement de l’UE.
Il faut donc souligner que l’approfondissement de l’UE ardemment souhaité par la France et d’autres pays ne sera pas entravé par l’élargissement aux Balkans, dès lors qu’il a vocation à intervenir à court terme, tandis que les nouvelles adhésions ne sont programmées qu’à l’horizon 2025-2030. Et rappeler que la nouvelle « méthodologie d’élargissement » récemment proposée par la Commission, sur la base d’un document de travail franco-néerlandais, précise bien que les négociations d’adhésion seront désormais plus politiques et réversibles.
Pour leur part, les pays des Balkans doivent clairement renforcer leur engagement en faveur de l’État de droit, de la préservation du pluralisme démocratique, de la lutte contre la corruption et de la répression de la criminalité organisée. La Commission européenne a indiqué que les progrès réalisés jusqu’à présent sur ces questions ont été suffisamment importants pour justifier l’ouverture des négociations d’adhésion : mais il en faudra encore davantage pour améliorer la situation dans les pays candidats et leur image dans les États membres de l’UE.
De vastes campagnes d’information et de sensibilisation devront être entreprises dans les pays de l’UE les plus « balkano-sceptiques », tout au long des négociations d’adhésion et en vue de leur ratification. C’est d’autant plus nécessaire que la récente décision d’ouvrir les négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord n’a fait l’objet d’aucun service après-vente politique. Et que les pays des Balkans pourraient être confrontés à de nouveaux référendums : la constitution française le prévoit par exemple, à moins que le Parlement ne ratifie les futurs traités d’adhésion à la majorité des 3/5…
Pour les pays des Balkans comme pour ceux de l’UE, le chemin à suivre est tracé, mais il est escarpé. Il leur faut maintenant faire preuve de cohérence, de patience et de persuasion – auprès de leurs partenaires et de leurs opinions publiques.