Europe de la Défense : la nécessité de critères de convergence, y compris pour la France
L’agression de l’Ukraine par Poutine a suscité une émotion et une solidarité inédites en Europe, en soutien de l’héroïque résistance des habitants de ce pays, qui pourra peut-être compenser la supériorité présumée de la Russie. Cette guerre a aussi précipité une prise de conscience salutaire de la nécessité de renforcer la défense de l’Union européenne et de ses Etats-membres, autres cibles potentielles de Moscou. Le caractère historique des réponses de l’UE et des annonces d’Olaf Scholz a été justement souligné, de la livraison d’armes létales aux Ukrainiens à l’augmentation durable des dépenses militaires de l’Allemagne.
Ce tournant allemand et européen est aussi majeur que celui ayant conduit à la mise sur les rails de l’euro grâce au Traité de Maastricht : il peut et doit permettre de tenir enfin les promesses de ce Traité en matière de sécurité collective. Un tel tournant ne débouchera cependant sur des avancées vraiment substantielles de l’Europe de la défense que sur la base de convergences en matière stratégique, politique et industrielle, auxquelles la France doit être très attentive pour baliser efficacement le chemin. Si notre pays est traditionnellement en pointe sur ce registre, cela ne l’exempte en effet en rien de plusieurs ajustements significatifs pour favoriser ces convergences.
Convergence stratégique d’abord. La 1ère leçon que tireront les Européens après la brutale agression russe est que l’Alliance Atlantique est absolument vitale pour leur sécurité. C’est vers les USA que les Occidentaux se tournent quand des ennemis d’envergure les menacent, dès lors que Washington semble aujourd’hui le seul capable de les dissuader ou de les affronter : c’est vrai à l’heure des dramatiques assauts sur Marioupol et Kharkiv comme lorsque l’Australie nous délaisse pour renouveler ses sous-marins face à la Chine… Cette vérité sans doute blessante pour les Français demeurera aussi longtemps que la mise à niveau militaire des Européens sera en cours – et tant que la France n’aura pas étendu le champ de sa dissuasion nucléaire à tout le continent…
La quête d’« autonomie stratégique » doit donc être poursuivie résolument en matière énergétique, alimentaire et technologique et à l’égard de Moscou : elle s’avérerait répulsive en matière militaire pour nombre de pays de l’UE, plus que jamais soucieux de préserver le couplage stratégique transatlantique. Renforcer le « Pilier européen de l’OTAN » pour mieux assurer la défense de notre continent est donc un nom de code qui ouvrira davantage de portes monnaies et d’esprits qu’une incertaine « autonomie » – qu’aurait-elle changé face à la Russie ?
L’avènement d’une Europe de la défense requiert aussi d’importantes convergences politiques entre Etats-membres, dont ne saurait s’abstraire la France, quand bien même elle a le grand mérite de disposer d’un outil militaire et d’un réseau diplomatique performants, qu’il s’agit de conforter. Dès lors que la plupart des pays de l’UE s’engagent à consacrer 2% de leur PIB à la défense, dont 20% à leurs équipements militaires (objectifs fixés par l’OTAN), c’est en effet sur la définition des conditions d’usage de la force que se jouera la portée concrète des résolutions suscitées par la guerre en cours.
Dans cette perspective, toute convergence européenne suppose que les décisions relatives à la défense – des exportations d’armes aux interventions militaires extérieures – soient soumises à un contrôle politique, parlementaire et public adéquat. A cet égard, le pouvoir discrétionnaire des Présidents français, libres d’envoyer des troupes en Afrique sans vote du Parlement, fait figure d’anomalie en Europe : il perd en légitimité démocratique et diplomatique ce qu’il gagne en efficacité militaire, et continuera à exposer Paris au risque du cavalier seul s’il ne rapproche pas ses pratiques de celles de ses voisins. Après l’adoption d’une nouvelle « boussole stratégique », les conditions de recours à la force militaire doivent aussi faire l’objet d’une évaluation commune approfondie, dès lors que les interventions extérieures récentes ont vu leur efficacité contestée, de l’Afghanistan à la Libye en passant par le Sahel – en attendant l’Ukraine ?
C’est enfin sur la base de convergences opérationnelles que l’Europe de la défense a une chance de croître vraiment. Cela suppose l’accélération des projets communs en matière de R&D (notamment grâce au Fonds européen pour la défense), de forces armées, mais aussi en matière industrielle, comme ceux dédiés à l’avion de combat (SCAF) ou au char de combat du futur, sur la base d’un partage délicat et équitable entre les pays impliqués. Il faut d’urgence renforcer et élargir cette mutualisation industrielle afin qu’elle tire pleinement bénéfice de la montée en puissance des budgets nationaux de défense, sauf à vouloir poursuivre la vente de fleurons nationaux susceptibles d’être délaissés pour leurs concurrents américains – ces derniers pouvant parfois continuer à être préférés à court terme…
Porté sur les fonts baptismaux il y a 30 ans et aujourd’hui plébiscité par les peuples l’ayant adopté, l’euro ne s’est pas fait en un jour : il est advenu en application de « critères de convergence » ayant nécessité des ajustements politiques constants et urticants, tels celui relatif à la limitation des déficits publics à 3% du PIB. Il en ira de même de l’Europe de la défense, plus indispensable que jamais, et dont l’avènement appelle la France à combiner ambitions et concessions, au prix de quelques ruptures aussi salutaires que l’objectif qu’elles serviront : la préservation de notre sécurité et de notre liberté de Français et d’Européens, c’est-à-dire de notre destin commun.
NB : Ce post est inspiré d’une tribune publiée par Euractiv.fr et par Ouest France (en version réduite)