La France dans l’UE : entre juniorisation institutionnelle et méridionalisation économique ?
La France apparaît affaiblie à l’orée du cycle politique européen 2024-2029 quant à sa capacité à façonner les grandes orientations de l’Union européenne (UE), c’est-à-dire en termes d’« influence nationale » à Bruxelles, Strasbourg et au-delà (1).
Un tel affaiblissement n’est bien sûr que relatif : la France demeure l’une des grandes puissances économique, diplomatique, militaire et démographique de l’UE, et dispose à ce titre d’un poids décisionnel important; l’évolution du contexte géopolitique semble toujours porteuse pour la promotion des idées françaises traditionnelles en matière d’activisme international, d’interventionnisme économique et de volontarisme industriel ; enfin – c’est plus impalpable – nombre d’Européens aiment notre cher et vieux pays et vont continuer à l’écouter, y compris dans une période difficile.
Mais l’évolution de l’influence d’un pays au niveau européen se joue précisément sur sa capacité à promouvoir ses intérêts en tirant parti de ses atouts, d’un contexte plus ou moins favorable et des sentiments mêlés qu’il inspire, pour convaincre ses partenaires de le suivre. A cet égard, il est désolant d’observer un net recul au regard de la situation qui prévalait il y a 5 ans en termes de rapports de force politiques, tels qu’ils se cristallisent notamment au sein des trois principales institutions de l’UE.
Les élections européennes des 6-9 juin 2024 ont tout d’abord délivré un verdict des plus négatifs, dès lors que l’influence d’un pays au Parlement européen dépend de sa capacité à y élire un maximum de député(e)s au sein des groupes négociant et forgeant les coalitions majoritaires – à savoir les conservateurs du Parti Populaire Européen, les Sociaux-Démocrates, les Libéraux de « Renew » et, dans une moindre mesure, les Verts et les « Conservateurs et Réformistes ». La progression du nombre de députés européens du RN (de 23 à 31) et de la France Insoumise (9 élus désormais), est donc particulièrement contre-productive à cet égard, puisqu’ils concentrent la moitié du contingent national dans des groupes périphériques et à vocation « tribunitienne ». Il en va de même de l’affaiblissement du leadership des élus Macronistes, passés de 23 à 13 au sein d’un groupe Libéral lui-même en fort recul (désormais 5e en termes quantitatifs), même s’il s’efforcera de conserver un rôle pivot. La présence française au sein du groupe dominant, le PPE, étant réduite à la portion congrue (6 élus), l’unique évolution positive du point de vue de l’influence nationale concerne le doublement du nombre d’élus français au sein du Groupe « S&D », combiné à la diminution du nombre de membres du SPD allemand.
Confortablement réélue à la Présidence de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a proposé un portefeuille prétendument plus large à la France à condition que Thierry Breton n’en hérite pas, ce qui l’a conduit à démissionner. Le fait même qu’elle ait pu oser engager un tel bras de fer en dit autant sur sa mésentente avec un Commissaire hyperactif que sur son respect déclinant pour « Paris », qui a par ailleurs eu la faiblesse de céder… Le nouveau Commissaire proposé par la France n’aura de fait d’autorité hiérarchique que sur la Direction générale « Grow », dédiée au marché intérieur et aux entreprises, là où son prédécesseur pouvait aussi mobiliser celles dédiées à l’économie numérique (« DG Cnect ») et à la défense et à l’espace (« DG Défis »). La promotion de Stéphane Séjourné au poste de Vice-Président exécutif chargé de la « prospérité et de la stratégie industrielle » apparaît comme une compensation d’autant plus illusoire que six de ces postes existent désormais, contre trois jusqu’à lors, au sein d’un Collège encore plus dominée par sa Présidente et les membres de son parti. Le déficit d’expertise et d’expérience de Stéphane Séjourné sur les enjeux économiques devrait amplifier ses difficultés à exercer une influence effective sur des Commissaires bien installés qu’il est simplement réputé « coordonner », par exemple Maroš Šefčovič au commerce et Valdis Dombrovskis à l’économie – un profil aussi senior que celui de Thierry Breton aurait disposé d’un peu plus de crédit dans cette perspective…
L’évolution de l’influence française dans les instances réunissant les représentants des 27 Etats-membres n’est guère plus encourageante. Jusqu’à lors très écouté au sein du Conseil européen, mais déjà diminué par le recul de sa famille politique, Emmanuel Macron a initié une dissolution de l’Assemblée nationale incomprise, et dont le verdict en forme d’harakiri inédit a dégradé son image personnelle autant que la gouvernabilité de notre pays. L’ample renouvellement des membres du gouvernement et leur hypothétique longévité vont affecter leur capacité à nouer des alliances diplomatiques et partisanes solides et durables – la nomination d’un 7e ministre des Affaires européennes en 7 ans représentant un triste record symbolique sur ce registre… L’accession de Michel Barnier au poste de Premier Ministre est certes un signal plus positif, puisqu’il est très connu et respecté au niveau européen – mais il n’est appelé à jouer qu’un rôle subsidiaire dans les instances communautaires…
Il est à craindre que la « juniorisation » institutionnelle de l’influence française en cours soit aggravée par une forme de « méridionalisation » économique : les lourds déficits affichés par la France en matière budgétaire, commerciale et industrielle sont en effet un triple handicap de plus en plus dirimant dans une UE dont la plupart des pays tiennent leurs comptes, affichent des excédents commerciaux et n’ont pas connu de désindustrialisation massive. Comment convaincre les Européens de lancer de nouveaux emprunts et investissements communs pour mieux faire face à la concurrence chinoise et américaine lorsqu’on est incapable de tenir ses engagements budgétaires européens depuis des lustres ? Comment exercer son « leadership » sur le plan international en prévoyant de former une minorité de blocage contre l’accord « UE-Mercosur », alors que la grande majorité des pays de l’UE le juge bienvenu pour des raisons à la fois économiques et géopolitiques ? Comment persuader nos voisins de lancer de nouveaux projets d’« alliances industrielles » si les origines largement domestiques de la dévitalisation productive française ne sont pas correctement identifiées et traitées par des autorités bénéficiant d’une forte légitimité pour ce faire ?
Les autorités françaises pourront toujours se consoler en constatant que l’Allemagne est actuellement confrontée à une autre forme de trou d’air économique et de fin de règne politique – même si la victoire annoncée de la CDU-CSU dès l’an prochain apparaîtra comme un dénouement positif au regard d’un marasme hexagonal sans issue claire. Elles pourront aussi relever que l’Italie de Georgia Meloni, pourtant confortée par les élections européennes, risque de continuer à pâtir de son positionnement partisan et de sa fragilité financière. Mais elles pourront plus difficilement s’accommoder des conséquences de la montée en puissance institutionnelle et politique des pays d’Europe centrale, nordique et orientale, déjà amplifiée par leur clairvoyance revendiquée quant à la menace russe et leur positionnement en 1ère ligne dans le soutien au peuple ukrainien.
Il reste à voir comment l’issue de l’invasion russe, le verdict de l’élection présidentielle américaine et l’agressivité croissante de la Chine affecteront les vents porteurs dont les acteurs français ont su tirer parti ces derniers temps, y compris à la faveur de la présidence française du Conseil de 2022. Une chose parait certaine à l’orée du cycle politique 2024-2029 : mieux vaudra comprendre l’allemand et/ou être proche du Parti populaire européen afin d’être plus influent au niveau européen, quand bien même les idées françaises continueront à y être abondamment diffusées et examinées – à défaut d’être approuvées…
(1) Ce post de blog reprend une contribution à la Grande Conversation (Terra Nova) publiée en octobre 2024