Brexit et sortie de l’UE : le(s) jour(s) d’après
La nette victoire de Boris Johnson aux élections législatives britanniques du 12 décembre 2019 a ouvert la voie au « Brexit » programmé suite au référendum d’appartenance du 23 juin 2016. Ce n’est cependant que l’énième mais non ultime épisode d’un processus politique loin d’être achevé, et qu’il convient d’appréhender sur la base de quelques considérations politiques complémentaires.
1. Le divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne va être consommé, au grand soulagement des 27
L’Union européenne n’est ni un empire ni une « prison des peuples » : on savait déjà qu’il était tout à fait possible de refuser d’en faire partie (exemple des deux référendums négatifs en Norvège), on saura désormais qu’il est tout aussi possible de la quitter – et voilà qui devrait clore le bec pour un temps à tous ceux qui évoquent « l’Union soviétique européenne ».
La majorité populaire qui s’est exprimée en faveur du Brexit le 23 juin 2016 n’était certes pas écrasante (52%) ; elle faisait écho à un malaise originel et persistant dans les relations RU-UE, mais aussi à des préoccupations circonstancielles (liées à la crise économique financière, à l’afflux de citoyens d’Europe centrale, à la crise des réfugiés, etc.). Cette majorité de « Brexiters » n’est guère plus conséquente aujourd’hui : les conservateurs et le « Brexit party » n’ont d’ailleurs réuni que 47% des suffrages le 12 décembre – mais leurs opposants portent la responsabilité de n’avoir pas su former un front uni et convaincant face à eux. Il est donc logique que le Brexit advienne le 31 janvier 2020, conformément à la promesse de campagne de Boris Johnson.
Les 27 autres pays de l’UE ont souvent accueilli le choix du « Brexit » avec tristesse, parfois avec incompréhension – toujours avec appréhension : il ne s’agit en effet rien de moins que d’une amputation, qui sera préjudiciable aussi bien au Royaume Uni qu’à l’UE, dans un monde instable et adverse où l’union fait plus que jamais la force. Les 27 n’ont cependant pas fait obstacle à la réalisation du Brexit, parce qu’il traduit un choix démocratique souverain. Une fois la volonté de divorce officiellement notifiée le 29 mars 2017, ils ont patiemment négocié et conclu un accord de retrait que les autorités britanniques ont échoué à faire ratifier par leur parlement. Cela les a conduit à accorder plusieurs délais supplémentaires au Royaume Uni afin d’éviter un « no deal », puis à accepter d’amender l’accord initial après l’arrivée au pouvoir de Boris Johnson. C’est plutôt l’impatience voire l’exaspération qui prévalaient ces derniers mois, à Paris et ailleurs, face à l’incapacité des Britanniques à valider l’accord de divorce avec l’UE – et le soulagement de pouvoir aller de l’avant qui prévaut désormais.
C’est donc à l’issue d’un processus pour le moins chaotique côté britannique que la 2ème version de l’accord de retrait UE-RU va être ratifiée, puis que le Royaume-Uni connaîtra son 1er « jour d’après » : le 1er février 2020 marquera cependant l’avènement d’un « Brexit institutionnel » (les Britanniques quitteront toutes les institutions de l’UE) mais aussi d’un « Brexit virtuel », puisqu’ils continueront à appliquer les normes de l’UE jusqu’au 31 décembre 2020 au moins – et c’est d’ici là que les ennuis vont recommencer…
2. La négociation des relations futures UE-RU est porteuse de tensions politiques multiformes entre le RU et l’UE, mais aussi en leur sein
Les saisons 1 (référendum) et 2 (accord de retrait) de la série « Brexit » n’apparaîtront sans doute bientôt que comme d’aimables hors d’œuvre au regard du plat de résistance qui attend Britanniques et Européens pour la définition de leurs relations futures. De fait, négocier un « PACS » alors qu’on vient à peine de divorcer est plutôt inhabituel… Ce sera d’autant plus difficile que la période de transition prévue pour le faire s’en trouve désormais réduite à 11 mois ; c’est du reste avant le 1er juillet 2020 que Royaume Uni et UE devront décider, pour éviter un éventuel « no deal », s’ils repoussent d’un ou deux ans la date du « Brexit effectif » sur le plan juridique et concret.
Nombre d’observateurs et acteurs soulignent l’impossibilité de conclure un partenariat économique et stratégique en quelques mois, arguant qu’il faut en général au minimum 3 ou 4 ans à l’UE pour parvenir à des accords commerciaux avec des pays tiers – d’où le retour d’inévitables débats sur la nécessité d’une nouvelle « extension », en théorie fixée en une seule fois. Le fait que le Royaume Uni et l’UE négocient à partir d’un alignement juridique total (le Royaume Uni ayant toujours un statut équivalent à celui d’Etat-membre) doit cependant permettre de largement réduire les délais habituels, mais est aussi générateur d’un défi inédit : il ne s’agira pas d’œuvrer à une convergence tarifaire et réglementaire entre les deux partenaires en discussion mais de définir et de gérer les degrés et risques des divergences mutuellement souhaitées ou potentielles.
Les négociations de ces relations futures UE-RU vont aiguiser les tensions internes au sein du Royaume-Uni : celles avec l’Irlande du Nord étaient déjà vives car les discussions sur l’éventuel retour d’une frontière entre les « deux Irlande » ont dû être évoquées dès l’accord de divorce ; celles avec l’Ecosse ne manqueront pas de se développer, compte tenu de la volonté populaire de cette nation de rester membre de l’UE et du très bon score réalisé par le Scottish National Party lors des élections du 12 décembre. Dès lors que la composante souverainiste et identitaire du Brexit va trouver satisfaction avec le « Brexit institutionnel » du 1er février, ce sont désormais les tensions entre deux Brexit très contradictoires qui vont aussi émerger au grand jour : d’une part un « Brexit libéral » visant à établir une « Singapour sur Tamise » à coup d’accords de libre échange et de dérégulation réglementaire, fiscale et sociale ; d’autre part un « Brexit protectionniste » soucieux de se prémunir des effets de la libre circulation des personnes mais aussi de la mondialisation économique, notamment dans les Midlands qui ont récemment rallié le vote « conservateur ». Il faudra tout le talent d’équilibriste et de bonimenteur de Boris Johnson pour parvenir à concilier de manière positive les contradictions entre ces deux Brexit-là au cours des prochains mois…
Parfaitement unis pendant les discussions sur l’accord de divorce, notamment grâce à Michel Barnier, les Européens vont-ils parvenir à le demeurer dès lors qu’il s’agit de négocier et de conclure un nouveau partenariat économique et stratégique avec le Royaume Uni ? La crainte d’une concurrence déloyale du Royaume-Uni et la nécessité de maintien des conditions équitables pour les échanges économiques avec lui devraient constituer le socle de la cohésion politique des 27 pendant cette 2ème phase. Cette cohésion sera d’autant plus utile que la « diminutio capitis » économique que constitue le Brexit pour le Royaume Uni va presque mécaniquement le contraindre à devoir renforcer son attractivité et sa compétitivité par des mesures compensatoires (qui ne se limiteront sans doute pas à l’ajustement du taux de change de la Livre…).
Au-delà de ce défi structurel, les divergences d’intérêts entre les économies des 27, sur le plan global comme sur le plan sectoriel, mais aussi les différences d’inclinaison de leurs sociétés vis-à-vis du Royaume Uni, ne manqueront pas de susciter des frictions tout au long des négociations à venir. La manière dont les Européens parviendront à maintenir ses frictions dans des limites acceptables sera déterminante pour l’issue du processus de séparation RU-UE, dès lors que tout ou partie du futur accord de partenariat devra être validé par l’ensemble des parlements des 27 (nationaux et parfois régionaux), et pas seulement par Westminster… Dans le cas contraire, c’est le risque du « no deal » qui resurgira, sauf à ce que le Royaume Uni souhaite demeurer durablement dans le statut temporaire qui sera le sien à partir du 1er février 2020.
3. Le Brexit n’aura pas (encore) lieu : en attendant le vrai « jour d’après »
« The Economist » s’était lourdement fourvoyé en prévoyant un « effet domino » du Brexit en 1ère page de sa livraison post référendum britannique : non seulement aucun autre gouvernement n’a organisé de nouveau référendum d’appartenance depuis lors, mais l’ensemble des enquêtes d’opinion disponibles indique que la volonté de maintien dans l’UE des peuples des 27 est largement majoritaire, et qu’elle s’est même souvent renforcée. A ce stade, le « Brexit » et les difficultés qu’il suscite ont plutôt fait office de contre-publicité pour les europhobes, qui jugent préférable de se convertir à l’euroscepticisme sans plus proposer de sortir de l’UE. Leur retraite, sincère ou tactique, est encore plus nette dans les pays membres de la zone euro et de l’espace Schengen, qui portent tous deux l’interdépendance économique et humaine entre Européens à un degré encore plus profond que celle établi avec le Royaume Uni (qui n’était membre ni de l’une ni de l’autre).
Ce rappel élémentaire ne devrait naturellement pas dissuader les europhobes patentés de prétendre dès les premières heures du 1er février 2020 que le « Brexit » se passe on ne peut mieux, et que les Cassandre ayant pointé ses effets délétères ont voulu tromper les peuples… Et pour cause : ce Brexit institutionnel et virtuel aura pour seul effet immédiat de priver le Royaume Uni de ses pouvoirs de décision à Bruxelles et à Strasbourg, tout en continuant à appliquer les normes de l’UE – en les maintenant temporairement dans un « statut à la norvégienne » que les Conservateurs ont exclu de prolonger.
S’agissant du « Brexit effectif », le véritable « jour d’après » n’interviendra pas avant 1er janvier 2021 – à moins que ce ne soit 2022 ou 2023 : c’est dans les mois qui suivront qu’il sera possible de mesurer les effets concrets d’une sortie de l’UE, et pas avant. Pour l’heure, il est seulement possible de souligner que les incertitudes et tergiversations liées au Brexit se sont d’ores et déjà avérées coûteuses en termes d’investissements, de points de croissance et de pouvoir d’achat – quand bien même le Royaume Uni a évité la récession et ne va pas si mal, mais simplement moins bien que si le Brexit n’avait pas été programmé.
A tout prendre, il serait donc plus lucide de comparer le Brexit à un divorce jugé souhaitable pour des raisons politiques et psychologiques, en dépit de ses indéniables coûts économiques et financiers – quitte à prétendre que tout ira nettement mieux une fois que le Royaume Uni aura « refait sa vie » dans quelques années… C’est à cet horizon-là seulement, c’est-à-dire lorsque Boris Johnson est appelé à terminer son nouveau mandat de Premier Ministre, qu’il sera possible de dire si le Brexit constitue un pari gagné ou non – et peut-être de re-évaluer ses capacités d’entrainement aux yeux des autres peuples de l’UE.
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Pour le Brexit, la nette victoire électorale de Boris Johnson est une clarification utile, qui marque cependant la « fin du début » plutôt que le « début de la fin » : « délivrer le Brexit » reste un défi politique plus que jamais à relever, pour les Britanniques comme pour les Européens.