Un cycle européen 2019-2024 fondé sur de nouveaux rapports de force politiques
L’entrée en fonction des députés européens élus en mai 2019 et la mise en place de la Commission européenne présidée par Ursula Von Der Leyen le 1er décembre 2019 ont donné lieu à d’âpres négociations sur l’agenda politique de l’Union européenne pour le cycle législatif 2019-2024. Ces négociations permettent de mesurer une évolution sensible des rapports de force partisans, inter-institutionnels et diplomatiques au niveau communautaire.
1. Des rapports de force partisans portant l’UE vers le centre ?
Même si les conservateurs du PPE demeurent la 1ère force politique au Parlement européen et au Conseil européen, la composition partisane des trois pôles du triangle institutionnel communautaire marque une nette inflexion vers le centre et la gauche au regard du cycle 2019-2024.
– les sièges sont ainsi répartis de manière plus équilibrée au sein du nouveau Parlement européen : le PPE dispose de 24,3% des sièges (26,6% post Brexit), le S&D de 20,5% (21,2%), « Renew » 14% (13%), les Verts environ 9%, de même que l’extrême droite 9% (10% après le Brexit) ;
– à l’automne 2019, le Conseil européen accueille 10 membres du PPE, 7 membres du PSE, 7 membres de la famille libérale-démocrate, 1 eurosceptique (Pologne) et deux indépendants (Italie et Lituanie)[1] ;
– plus stable, la composition partisane de la Commission européenne sera elle aussi plus équilibrée qu’entre 2014 et 2019, avec 9 conservateurs (dont la Présidente), 9 sociaux-démocrates, 4 libéraux, 3 indépendants, 1 euro-sceptique et 1 apparenté Verts.
Une lecture moins institutionnelle et plus politique des nouveaux rapports de force partisans amène à prendre en compte deux autres acteurs influents :
– d’une part les « Verts » qui, appuyés sur les opinions publiques, vont continuer à puissamment peser sur les politiques de l’UE en matière climatique, environnementale mais aussi sociale et peut-être extérieure ;
– d’autre part les membres de la droite eurosceptique et l’extrême droite, qui représentent plus de 20% des députés européens, siègent dans plusieurs gouvernements nationaux et ont apporté des voix déterminantes pour l’investiture d’Ursula Von Der Leyen ;
Cette double influence politico-institutionnelle pourrait conduire les partis plus « mainstream » à intégrer les positions des uns ou des autres dans nombre d’orientations et décisions pendant le cycle 2019-2024.
2. Des rapports de force interinstitutionnels plus tendus
Les difficultés intervenues lors de l’audition des Commissaires désignés et le report de l’entrée en fonction de la Commission Von Der Leyen traduisent des tensions qui ne sont pas inédites, mais dont l’intensité aura un impact sur le fonctionnement de l’UE au cours des prochains semestres.
Les parlementaires européens ont été élus sur la base d’un taux de participation supérieur à 50%, ce qui renforce leur légitimité et leur désir d’être entendus. Les auditions des Commissaires désignés par les Etats-membres ont donné lieu au rejet de trois candidats : c’est la 1ère fois que le Parlement européen se montre aussi sévère, et cela illustre son souhait de s’affirmer vis-à-vis de la Commission mais aussi du Conseil. Soucieux de pousser leur avantage mais aussi de souligner leur différence, il est très probable que les parlementaires européens soient particulièrement offensifs sur les thèmes qu’ils jugent en phase avec les attentes de leurs électeurs : en premier lieu la protection de l’environnement et du climat, mais aussi la protection des consommateurs et des données, sans oublier la promotion de la mobilité et des échanges ou, en matière extérieure, le soutien aux droits de l’homme et à l’aide au développement.
Le profil et le choix-surprise d’Ursula Von Der Leyen, après un 1er Conseil européen infructueux, place cette dernière dans une position moins forte que son prédécesseur Jean-Claude Juncker, longtemps chef de gouvernement et intronisé par ses ex-pairs sur la base de la procédure des « spitzenkandidaten » promue par le Parlement européen. Il est par ailleurs notable que les deux nouvelles vice-présidences exécutives confiées à Margaret Vestager et Franz Timmermans ont été imposées à Ursula Von Der Leyen, sur la base d’un compromis du Conseil européen et en référence explicite au système des « spitzenkandidaten » – ce « triumvirat » étant complété par la nomination de Valdis Dombrovskis comme 3ème VP exécutif, à l’initiative de la nouvelle Présidente.
Il reste à confirmer que cette nouvelle organisation hiérarchique de la Commission européenne lui permettra d’être aussi proactive et cohérente que nécessaire, alors que sa composition partisane est plus diverse que la précédente, et si elle saura s’affirmer comme il se doit vis-à-vis du Conseil et du Parlement européens. Le fait que le « collège bruxellois » puisse prendre ses décisions à la majorité simple est un garde fou institutionnel utile pour garantir son aptitude à décider, mais qui ne garantit pas la cohérence politique de ses initiatives, ni sa capacité à les faire adopter et appliquer.
3. Des rapports de force diplomatiques plus conflictuels
Les chefs d’Etat et de gouvernement ont adopté en juin un agenda 2019-2024 de quelques pages formalisant un consensus global sur les orientations politiques prioritaires dans un contexte géopolitique poussant les Européens à s’unir davantage (Russie, Trump, Chine, Brexit, Erdogan…). Cette volonté d’union proclamée n’en cache pas moins des tensions importantes entre Etats-membres, et qui se dénoueront sur la base d’une lutte d’influence plus ou moins ouverte.
Le cycle politique 2019-2024 s’ouvre en effet alors que n’ont pas encore été résorbées les fractures qui ont marqué les deux cycles précédents, et qu’on peut décrire ainsi de manière simplifiée :
– fractures « Nord-Sud » (ou centre –périphérie) générées par la « crise de la zone euro » sur les enjeux économiques, sociaux et budgétaires, et que personnalise l’opposition entre les 8 pays de la « nouvelle ligue hanséatique[2] » et les pays réunis lors des sommets « Med 7 »[3 ;
– fractures « Est-Ouest » générées par la déstabilisation de notre voisinage et la « crise des réfugiés » en matière migratoire, identitaire et sécuritaire, qu’a cristallisée l’affirmation du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, Slovaquie, République tchèque).
Une autre ligne de partage est sans doute en train d’émerger entre les pays qui, sous l’égide de la France, veulent promouvoir de profonds changements à l’UE (de « refondation » en « renaissance ») et ceux qui s’accommodent d’un relatif statu quo, dont l’Allemagne fait sans doute partie : si la prise en main par les Européens de leur sécurité collective peut constituer un horizon commun, il n’en va pas de même pour tout ce qui relève de la convergence fiscale et sociale, de la politique industrielle, de la politique commerciale, etc.
Dans ce contexte, les risques de tensions et de blocages au Conseil sont d’autant plus grands que les Etats-membres y prennent nombre de décisions essentielles à l’unanimité. Ces risques semblent d’autant plus aigus qu’il pourra être tentant pour nombre de puissances extérieures plus ou moins hostiles (USA, Russie, Chine, Turquie, bientôt Royaume-Uni, etc.) de faire pression sur tel ou tel Etat membre afin qu’il empêche l’adoption d’initiatives européennes ambitieuses. Un développement ultérieur de l’Europe à géométrie variable, basée sur des mécanismes intergouvernementaux, pourrait résulter de telles tensions contradictoires.
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C’est en appréhendant ces triples rapports de force partisans, institutionnels et diplomatiques que les citoyens, observateurs et parties prenantes doivent anticiper et façonner les grandes orientations politiques susceptibles de prévaloir au niveau de l’UE au cours du cycle 2019-2024.
[1] Le rapports de force partisan est plus équilibré au Conseil puisque le gouvernement roumain est dirigé par un libéral (tandis que le Président roumain est membre du PPE) et le gouvernement italien, dont le chef est réputé « indépendant », est composé de nombreux ministres sociaux-démocrates (et « 5 étoiles »).
[2] Créée en 2018, la Hansa réunit Danemark, Estonie, Finlande, Irlande, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas et Suède
[3] Les sommets « Med 7 » réunissent depuis 2016 Portugal, Espagne, France, Italie, Malte, Grèce et Chypre.